CONTEXTE

Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du concours de nouvelles du blog « A propos d’écriture » (19ème édition).

Les contraintes imposées : Écrire une scène en exposant le points de vue, les émotions, les faits d’au moins trois personnages (avec le même nombre de caractères pour chacun). L’histoire pouvait raconter un même événement, une même personne, un même lieu. La nouvelle ne devait pas excéder 10.000 caractères.

Rue (Vadym Mykhaylyuk de Pixabay)
Rue (Vadym Mykhaylyuk de Pixabay)

Paf !

Ce quartier, je le connaissais bien. J’y avais mes habitudes. Discrètes, cela allait de soi pour quelqu’un tel moi. On ne survit pas comme je l’avais fait toutes ces années, sans un minimum de précautions. J’avais fait une seule exception pour une bande de gamins qui passaient, eux aussi, leur temps à trainer dehors. Une amitié un peu particulière nous rapprochait, un sentiment d’appartenance lié à cette société si prompte à rejeter ceux qui ne rentraient pas dans le moule. Lors d’une soirée bien arrosée, l’un d’eux m’avait surnommé Paf et depuis, j’avais conservé ce sobriquet qui les faisait rire…

Les employés de la mairie avaient installé récemment les guirlandes de Noël et je savais que cela préfigurait des nuits froides, à dormir sous les ponts. Comme tout un chacun, j’aurai préféré un lieu accueillant pour vivre, mais la vie était ainsi. Ma liberté n’avait pas de prix, même si pour cela je devais subtiliser régulièrement ce qui avait l’audace de dépasser d’une poche ou d’un sac.

Depuis quelque temps, je surveillais les allées et venues d’une vieille dame. Elle réalisait quotidiennement le même parcours. Sa porte franchie, elle commençait par se rendre chez le boulanger. Elle poursuivait son chemin jusqu’à la maison de la presse, effectuait un détour ensuite chez le primeur pour verdir son caddie. Les commerçants, qui l’avaient à la bonne, lui fournissaient toujours un supplément, dès qu’elle leur adressait un mot gentil ou un sourire. Je devais reconnaître que, pour ça, elle savait s’y prendre. Elle quittait justement l’étal du boucher, en rangeant dans son cabas ce qui ressemblait à un rôti de bœuf emballé dans du papier ensanglanté, en même temps que son porte-monnaie d’où dépassait un billet de cinquante euros. La tentation était trop forte… Je la suivis à distance respectable, guettant une occasion pour commettre mon larcin.

Il faut croire que le ciel était avec moi aujourd’hui. La vieille femme traversa la rue et glissa sur une plaque de verglas. Dans sa chute, elle lâcha son panier. Je n’attendais que cela ! Rapide comme l’éclair, je mis à profit cet incident pour l’attraper à la volée et courir aussi vite que je le pus. Je l’entendis crier « Au voleur, au voleur ! ». Je poursuivis ma route sans me retourner. Pour survivre, la pitié n’était pas de mise. Il y eut d’autres éclats de voix, un raffut assourdissant, mais j’étais déjà loin quand les sirènes retentirent. Ce soir, j’allais pouvoir m’offrir un véritable festin !

***

Ce quartier, je le connaissais bien. J’y avais mes habitudes. Cela me rassurait depuis la mort de mon Pierrot. Tous les matins, je faisais le tour des commerçants. Je commençais généralement par la boulangerie pour acheter une baguette. Je mangeais le quignon et émiettais le reste sur mon balcon, pour remercier les oiseaux de leurs chants mélodieux. Je me procurais ensuite le journal. Les nouvelles variaient chaque jour et donnaient un rythme au temps, qui s’égrenait trop lentement désormais. Je trouvais chez le primeur quelques fruits et légumes frais qui suffisaient à me nourrir, ainsi que les lapins cachés dans un terrain vague tout proche. Je terminais par le boucher pour prendre un peu de viande. Je la découpais avant de la distribuer aux chiens errants du quartier. À mon âge, sans personne avec qui partager mon repas, cuisiner n’avait plus de sens. C’était les animaux qui en profitaient dorénavant. Mon Pierrot répétait souvent qu’il était tombé amoureux de moi, en me voyant caresser un chat tout pelé. Grâce à ces petits rituels, j’avais l’illusion d’être encore avec lui…

Je quittai le boucher avec un rôti de bœuf qui ferait plus d’un heureux, à n’en pas douter. À moins que je ne le donne à ce chien abandonné, que j’avais vu rôder à plusieurs reprises, et qui n’avait que la peau sur les os ?

Je traversai la chaussée. Bien que prudente, mon pied glissa sur une plaque de verglas et je lâchai mon panier. Le mâtin, à qui je destinais justement le morceau de viande, bondit et s’empara de mon cabas. Je criai bêtement, par réflexe : « Au voleur, au voleur ! ». Mais il avait déjà disparu au coin de la rue. J’entendis le rire de mon Pierrot et sa voix me dire : « C’est une histoire à tomber par terre… De toute façon, tu avais prévu de lui donner ton rôti ! Tu t’épargnes une assiette à laver, ma mie ! » Il avait raison, comme toujours, de prendre la vie du bon côté.

Je voulus me relever, mais une douleur au coccyx m’en empêcha. Ce quartier, habituellement animé, semblait s’être vidé en un instant de ses habitants. Alors que j’appelais pour qu’on me vienne en aide, j’entendis klaxonner frénétiquement. Je vis une voiture, en biais sur la chaussée, se diriger vers moi. À travers le parebrise, je perçus le regard effrayé du conducteur exprimant son incapacité à maîtriser son véhicule. En comprenant ce qui allait advenir, une grande sérénité s’empara de moi. Je fermai les yeux et souris. « Mon Pierrot, je vais bientôt te rejoindre… »

***

Ce quartier, je le connaissais bien. J’y avais mes habitudes. Tous les matins, je prenais ma voiture pour aller au boulot. Ce travail me rendait dingue. J’avais une douleur à l’épaule à force de répéter les mêmes gestes toute la journée. Le médecin m’avait diagnostiqué la veille un TMS, un trouble musculo-squelettique. Je lui avais rétorqué que c’était sans doute mieux qu’une MST ! Ça ne l’avait pas vraiment fait rire. Il avait, au contraire, insisté pour que je trouve un autre job. Comme si c’était simple dans ce coin pommé, où le chômage atteignait des sommets ! J’avais la chance d’avoir un salaire à la fin du mois. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant. Tant pis si cela me coûtait un bras ! Il me fallait juste tenir encore quelques années, le temps que la retraite prenne le relais.

J’en étais là dans mes réflexions, alors que je venais de tourner sur l’artère principale. À une cinquantaine de mètres devant moi, une vieille dame traversa le passage piéton. Son pied glissa. Elle perdit l’équilibre et tomba brutalement. Son panier lui échappa des mains et un chien s’en empara. Elle s’époumona dans le vide : l’animal avait déjà disparu.

La scène ne fut drôle qu’un instant, celui qu’il me fallut pour prendre conscience que j’allais la heurter, si je ne réagissais pas. Je m’arc-boutai sur les freins. La voiture se mit en travers et continua sur sa lancée, sans s’arrêter. Satané verglas… Le temps se ralentit à mesure que je me rapprochais de la femme tombée à terre. Elle devait avoir mal, car une grimace de douleur s’afficha sur son visage. Je la fixai, le regard agrandi de frayeur anticipée. Je revis des scènes de ma vie passer rapidement devant mes yeux. De façon ironique, je me remémorai ma nièce me demandant : « Dis tonton, tu connais l’histoire de Paf le chien ? C’est un chien qui traverse la rue, un bus arrive et paf le chien ! » Allais-je devoir lui raconter la blague de « Paf la vieille », quand je serai en prison ?

La femme ferma les yeux et, contre toute attente, un sourire se dessina sur son visage. Dans un dernier sursaut de survie, je braquai le volant. La voiture changea légèrement de trajectoire, mais ne s’arrêta pas. Les paupières closes, j’attendis la collision inéluctable…

Mon corps encaissa le choc. J’avais réchappé à la mort. Je sortis du véhicule pour évaluer le sinistre et me mis à rire devant cette situation rocambolesque. « Rien n’arrive par hasard », pensai-je, « tu sais ce qu’il te reste à faire désormais… »

***

Ce quartier, je le connaissais bien. J’y avais mes habitudes. J’y vivais depuis sa création. J’avais vu grandir les immeubles, tout autant que ses résidents. Je prenais plaisir à observer ce microcosme, allant et venant au rythme effréné de leur journée de travail, ne s’arrêtant que pour faire une pause le midi, et encore… Il y avait quand même quelques personnes qui prenaient le temps de s’installer sur le banc, à côté de moi, quand le soleil s’affichait.

Trois habitants se partageaient la place dans mon cœur.

Tout d’abord ce chien errant, que les enfants surnommaient Paf, une allusion à une blague douteuse. Ils ignoraient sûrement que son ancien maître, un sans-abri alcoolique, le battait. Depuis qu’il était mort de froid, la pauvre bête se démenait pour survivre.

Il y avait également Odette, une âme charitable, dont le sourire s’était éteint en même temps que son mari Pierrot. Les jeunes l’appelaient Brigitte, en référence à Brigitte Bardot et sa passion pour la protection des animaux. Elle nourrissait tous ceux qu’elle trouvait : oiseaux, chiens, chats, lapins, écureuils… Ce matin, elle avait acheté un rôti de bœuf qu’elle avait placé dans son panier. J’avais repéré le manège de Paf qui la suivait. Lorsqu’elle glissa sur une plaque de verglas, je me surpris à faire de l’humour noir en cette période de Noël : ça sentait le sapin !

Comme je m’y attendais, le chien en profita pour s’enfuir avec le cabas et son précieux chargement. Odette cria inutilement « Au voleur, au voleur ! », le larron ayant pris la poudre d’escampette…

Bernard apparut au coin de la rue dans sa voiture. Il paraissait soucieux, comme chaque fois qu’il se dirigeait vers l’usine. Il se déridait un peu, le soir en rentrant chez lui… Lorsqu’il vit la vieille femme assise au sol, il freina, sans succès. Le véhicule continua sur sa lancée et son regard prit peur. Sa bouche dessina un pli amer. Alors que la distance se rétrécissait, la joie d’Odette était perceptible. Elle devait sûrement penser qu’elle allait rejoindre son Pierrot. Au dernier moment pourtant, la voiture fit une embardée, l’épargnant d’une mort certaine, et se dirigea vers moi sans que je puisse faire le moindre mouvement pour l’éviter. Il y eut un bruit de tôles froissées.

Des sirènes résonnèrent au loin. Bernard sortit choqué de ce qui restait de son véhicule. Il me regarda en riant : « Le créateur a de l’humour. Pour que j’arrête le travail à la chaine, il a placé un chêne sur ma route ! »

Sophie Herrault – 01/2024

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